Trump et la stratégie de l’éléphant
Il veut reprendre la main sur le récit médiatique en traînant Harris dans une polémique sur ses origines. Cette stratégie a souvent été efficace.
Depuis dix jours, Donald Trump fulminait. Le retrait de Biden, puis l’élan de l’entrée en campagne de Kamala Harris ont braqué les projecteurs sur les démocrates.
Donald Trump n’aime pas ne pas être au centre de l’attention.
Je vais vous raconter ce qu’est sa stratégie de l’éléphant, qui lui a souvent permis de reprendre la main sur le récit médiatique, et qu’il vient de dégainer ces dernières heures.
Son apparition ce mercredi devant l’Association Nationale des Journalistes Noirs à Chicago restera comme un moment marquant de la campagne.
L’invitation avait été lancée aux deux candidats. L’accueil de l’ancien président a fait polémique au sein de l’association. Il y a eu une confusion sur une éventuelle participation de la vice-présidente, en présentiel ou en distanciel (Harris n’a toujours pas répondu à une seule interview depuis le retrait de Biden, ni répondu en longueur à des questions de journalistes), mais Donald Trump était finalement le seul à monter sur la scène de l’organisation.
La première question posée par Rachel Scott, une journaliste politique de ABC, a déclenché la colère du candidat républicain.
“Je veux commencer par aborder un sujet délicat, monsieur” dit Scott. “Beaucoup de gens ont pensé qu’il n’était pas approprié que vous soyez ici aujourd’hui. Vous avez propagé de fausses accusations sur certains de vos rivaux, de Nikki Haley à l’ancien président Barack Obama, en affirmant qu’ils ne sont pas nés aux États-Unis, ce qui est faux. Vous avez dit à quatre élues de couleur au Congrès, qui sont des citoyennes américaines, de ‘retourner d’où elles viennent’. Vous avez utilisé des termes comme ‘enragé’ et ‘animal’ pour décrire des procureurs noirs. Vous avez attaqué des journalistes noirs, les traitant de ‘losers’, disant que les questions qu’ils posent sont ‘stupides’ et ‘racistes’. Vous avez dîné avec un suprémaciste blanc à Mar-a-Lago. Donc, ma question, monsieur, maintenant que vous demandez aux électeurs noirs de voter pour vous” conclut la journaliste d’ABC, “est pourquoi les électeurs noirs devraient-ils vous faire confiance après avoir utilisé un tel langage ?”
Réponse sèche de Donald Trump : “Je ne pense pas qu’on m’ait déjà posé une question d’une manière aussi horrible.”
Il se plaint ensuite de la journaliste et affirme qu’il a “tant fait pour la population noire dans le pays”, qu’il a été “le meilleur président pour la population noire depuis le président Lincoln” (qui a aboli l’esclavage).
Éclats de rire dans la salle.
Donald Trump essaye dans cette campagne de rattraper son retard dans l’électorat noir, avec un certain succès jusque-là, notamment auprès des hommes noirs, qui s’étaient détournés de Joe Biden, comme je le racontais ici.
Ce sondage du Wall Street Journal publié au printemps (alors que Biden était le candidat démocrate) montrait que davantage d’hommes noirs prévoyaient de soutenir Donald Trump cet automne. Biden devait toujours en rassembler une majorité, mais environ 30 % d’entre eux se disaient prêts à voter pour l’ancien président républicain. En 2020, Trump n’avait obtenu que 12 % des votes des hommes noirs à l’échelle nationale selon l’étude AP VoteCast. Ces meilleurs scores de Trump auprès de l’électorat noir peuvent être déterminants en Pennsylvanie, en Géorgie et dans le Michigan, trois états remportés de peu par le président en 2020 qui seront une nouvelle fois décisifs en novembre.
Un peu plus tard dans la conversation, Trump est revenu sur la question d’introduction.
“J’ai été traité si grossièrement par cette femme” dit-il en pointant du doigt Rachel Scott.
“Oh mon Dieu” lâche Harris Faulkner, une journaliste de FOX News, présente sur scène.
“Elle était très grossière. Très grossière. C’était méchant. Ce n’était pas une question, elle a fait une déclaration, ce n’était pas une question.”
“J’ai répété vos déclarations en fait”, répond la journaliste de ABC.
Quand la journaliste de Fox lui demande quel est son message aux électeurs noirs, Trump répond qu’il faut “empêcher les gens d’envahir notre pays” qui “prennent les emplois noirs”.
“Qu’est-ce qu’un emploi noir ?” lui demande la journaliste de ABC.
Mais le passage qui fait le plus polémique est à venir.
Scott demande à Trump pourquoi certains de ses soutiens ont qualifié Kamala Harris de “DEI”. Cet acronyme signifie “diversity, equity and inclusion” (diversité, équité et inclusion) et regroupe les efforts, notamment des entreprises, pour aider des citoyens discriminés en fonction de leur couleur de peau, leur genre, ou leur orientation sexuelle. Une autre façon de parler de discrimination positive.
Le mot est revenu dans la bouche de plusieurs républicains ces derniers jours pour sous-entendre que Harris n’a été choisie que parce qu’elle est une femme noire. Ce qualificatif a été dénoncé par beaucoup d’autres républicains, et c’est pour cela que la journaliste pose la question au candidat Trump.
Sa réponse remet en question l’identité raciale de Harris, disant qu’elle n’est “devenue une personne noire” que récemment.
“Je la connais depuis longtemps (…) et elle a toujours été d’origine indienne. Et elle ne faisait que promouvoir son héritage indien. Je ne savais pas qu’elle était noire jusqu’à il y a quelques années, quand elle est devenue noire. Maintenant, elle veut être connue comme noire. Donc je ne sais pas, est-elle indienne ou noire ? Je respecte l’un ou l’autre mais elle manifestement non parce qu’elle était indienne tout le temps, puis tout d’un coup elle a changé et elle est devenue une personne noire.”
Kamala Harris a un père jamaïcain et une mère indienne. Elle a toujours mis en avant ce double héritage depuis le début de sa carrière politique, mais Donald Trump insiste sur son réseau Truth Social en ressortant une archive où Kamala Harris (avant qu’elle ne soit vice-présidente) fait de la cuisine avec l’actrice Mindy Kaling, d’origine indienne, et évoque ses racines indiennes.
“Kamala la Folle dit qu’elle est Indienne, pas Noire. C’est très important. Une hypocrite totale. Elle utilise tout le monde, y compris son identité raciale !”
Je ne vais pas m’appesantir sur ces remarques racistes et absurdes dans un pays où un citoyen sur dix est métis, ni vous énumérer toutes les réactions indignées après ces déclarations, de Kamala Harris qui parle de “manque de respect” à la porte-parole de la Maison Blanche Karine Jean-Pierre qui les qualifie de “répugnantes” et “insultantes”.
Ce qui me semble le plus intéressant, c’est pourquoi Trump lance ainsi ces attaques, et pourquoi maintenant. Il sait très bien ce qu’il fait.
Il n’est pas exceptionnel que l’ancien président se moque des origines de ses rivaux.
Rien que ces deux derniers jours, il a traité Doug Emhoff, l’époux de Kamala Harris, de “juif merdique”, et accusé le chef de la majorité démocrate à la Chambre Chuck Schumer (qui est juif) d’être “devenu un Palestinien” parce qu’il critique la politique de Netanyahu.
Avec ces attaques contre Harris, Trump va plus loin.
Elles rappellent le feuilleton mené par Donald Trump sur Barack Obama en 2010–2011, en sous-entendant qu’il n’était pas né aux États-Unis (il est né dans l’État d’Hawaï, d’une mère américaine et d’un père kenyan) et donc qu’il ne pouvait pas légalement être candidat à la Maison Blanche.
Sous la pression, le président Obama avait rendu public son acte de naissance, mais cela n’avait pas calmé Trump qui a prétendu que c’était un faux.
Cette polémique raciste lancée par Trump, qui était alors un milliardaire célèbre et le présentateur d’une émission de télé-réalité, a amorcé son entrée en politique et l’a aidé à façonner sa stratégie de l’éléphant.
Comprenez, à partir du moment où il y a un ‘éléphant dans la pièce’ comme disent les Américains, rien d’autre n’a d’importance, tout tourne autour de lui.
Il s’est rendu compte qu’en tenant des propos controversés et en donnant du crédit à des fantasmes complotistes, il pouvait attirer l’attention sur lui et être au centre du jeu, incontournable.
C’est exactement ce qu’il fait avec ces propos des dernières heures sur Harris.
Au moment où beaucoup d’électeurs la découvrent vraiment (ses activités de vice-présidente sont passées inaperçues pour beaucoup d’Américains), Trump tente d’être celui qui définit Harris pour le grand public, comme quelqu’un de flou. Qui est-elle vraiment ? Est-elle sincère ? Peut-on lui faire confiance ? N’est-elle pas fausse ?
Le sous-texte est très clair : elle ne dit pas clairement qui elle est, donc elle n’est pas comme nous qui savons parfaitement qui nous sommes. Et puisqu’elle n’est pas comme nous, elle est d’ailleurs, elle n’est pas une vraie Américaine.
C’est cela, la stratégie de l’éléphant : casser un peu de porcelaine pour s’imposer et en imposer.
Alors que l’attention médiatique se concentrait sur Harris, elle va se retourner vers lui grâce à cette polémique qui va saturer les antennes pendant plusieurs jours. Il reprend la main et oblige la candidate démocrate et ses soutiens à se positionner par rapport à lui. Elle aura moins d’espace pour dérouler sa stratégie et ses messages au moment où elle doit rattraper son retard à moins de cent jours de l’élection.
Il cherche à entraîner les démocrates dans un débat sur le racisme et le sexisme au moment où ils essaient de présenter Harris à une Amérique qui ne la connaît pas bien. Mardi, elle entamera une tournée dans sept États bascule avec son candidat à la vice-présidence, qui sera un homme blanc, pour parler à un électorat modéré et indécis de l’Amérique du milieu, plus traditionnelle.
C’est bien pour cela que Trump essaie de la distraire de son objectif et de sa stratégie, en faisant tomber Harris dans sa mare aux éléphants où il aime jouer dans la boue.
Nous saurons bientôt si la stratégie de l’éléphant fonctionne toujours.